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Interview

ABYS : l’animalité à l’œuvre

Ses compositions dynamiques au dessin soigné et aux couleurs intenses offrent une narration subtile, que l’on se plaît à « déchiffrer » et à compléter par son propre ressenti.
Par Gabrielle Gauthier

Le temps d’une œuvre, Abys nous entraîne dans un univers où la distance qui sépare l’animalité de l’humanité s’atténue. Au-delà de l’émotion pure provoquée par un graphisme soigné, une mise en couleurs éblouissante d’où jaillissent lumière et reliefs, une pléthore de détails que l’on ne peut appréhender d’un seul regard…, l’artiste nous ouvre les portes d’un monde à la fois imaginaire et symbolique porteur de sens, il nous dresse un bestiaire dans lequel s’évader, s’amuser, s’enthousiasmer… mais aussi méditer. À chacun de « lire » entre les traits.

D’où vous vient votre imagination débordante ?

Du dessin animé et des jeux vidéos principalement. Petit, je dessinais beaucoup, créant des mondes et de petits personnages sur de petits papiers pour figurer mes propres bandes dessinées et jeux vidéo. D’ailleurs, à l’époque, je souhaitais intégrer une école de jeux vidéo. Mais n’étant pas spécialement bon élève, excepté en dessin, après un bac Arts appliqués, mon dossier n’a pas été retenu. J’ai donc lâché l’affaire d’autant que, ayant quitté le domicile de mes parents, je devais gagner ma vie avec la peinture, qui a ainsi pris de plus en plus de place dans ma vie. Un choix judicieux car la conception des jeux vidéo ne fait désormais plus appel au dessin mais davantage aux calculs sur ordinateur… Mais cela explique que beaucoup des codes du jeu vidéo se retrouvent dans mes peintures. De même, mes personnages sont très « BD ».

Comment et pourquoi avez-vous commencé à peindre ?

Au lycée, j’ai rencontré un pote particulièrement fan de graffiti. Un soir, nous avons acheté des bombes et commencé à peindre… pour ne plus jamais arrêter. Passer du crayon à la bombe et peindre sur un mur a changé beaucoup de choses pour moi. Au départ, il y avait d’un côté le dessin que je travaillais sérieusement et, de l’autre, le graffiti que j’abordais comme une parenthèse « détente », une partie de rigolade avec les potes… Finalement, le graffiti a pris de plus en plus d’ampleur. Il y a dix ou quinze ans, on ne voyait pas autant de fresques ! Et avec le temps, j’ai compris que je pouvais essayer d’en vivre. Sans cette rencontre, il est clair que je n’aurais peut-être jamais peins à la bombe et mon parcours en aurait été différent.

Comment votre travail a-t-il évolué ?

Vers 2011, j’ai essayé d’en vivre en réalisant des décors à droite, à gauche, qui n’avaient évidemment rien à voir avec ma recherche plastique. Bien que satisfait de gagner de l’argent, cela a néanmoins fini par m’écœurer. En 2016, j’ai même failli tout arrêter ! Puis j’ai commencé à peindre pour moi, quasiment tous les jours pendant un an, postant mon travail sur les réseaux sociaux alors en plein essor. Ma petite notoriété m’a apporté des commandes, que j’ai pris plaisir à réaliser parce que j’avais carte blanche. Ainsi, alors que je m’étais un peu perdu, j’ai retrouvé mon identité. Comme je viens du dessin, partir d’une feuille blanche et tout créer de A à Z m’intéresse par-dessus tout.

De quoi vous inspirez-vous pour créer votre univers… si singulier ?

Parfois, il s’agit juste d’une envie de dessiner un animal autour duquel naît tout le reste. Je me demande alors quels éléments peuvent l’accompagner et dans quelle situation je peux le placer. Un processus qui se fait naturellement. D’autres fois, je pars plutôt d’une ambiance de couleurs. J’essaye alors de trouver des éléments qui collent pour une composition cohérente. En réalité, mon inspiration dépend beaucoup de mon humeur, de la musique que j’écoute sur l’instant… Il m’arrive même de tracer seulement quatre traits qui ne ressemblent à rien et, en les regardant, d’imaginer en faire quelque chose. C’est très instinctif finalement !

Pourquoi avoir choisi de mettre en scène des « bestiaires étranges et colorés » ?

Par goût personnel… Les animaux sont une passion depuis l’enfance. Il y a tellement d’espèces que c’est un sujet presque inépuisable. J’aurais sûrement fini dans un zoo si je n’avais pas dessiné ! Il y a aussi beaucoup de symboliques avec lesquelles jouer et c’est pour moi ce qu’il y a de plus plaisant à dessiner. J’aime les disproportionner, les utiliser pour faire passer des messages plus subtilement. Et je n’ai jamais réellement pris de plaisir à dessiner la figure humaine. Une des rares fois ou j’ai peint des personnages, il s’agissait de squelettes
lors d’une collaboration avec Scaf ! Il m’arrive cependant de dessiner des hommes des cavernes… mais pour leur côté un peu singe [rire].

Sont-ils porteurs de sens ?

D’une manière générale oui… même si le message n’est pas nécessairement de portée fondamentale. Pour autant, c’est instinctif, pas toujours réfléchi… Surtout, il ne faut pas que cela devienne une contrainte. J’essaye d’ajouter des éléments qui donnent du sens ou expliquent une situation, tout en restant assez vague afin que chacun se fasse sa propre histoire. Mes compositions sont très dynamiques avec une narration assez libre malgré de nombreux détails, des références, notamment dans les jeux de couleurs, mais où, en même temps, il y a un sens caché, pas forcément complètement défini, afin que l’ensemble reste relativement apaisant, distrayant.

Justement, concernant couleurs et dynamisme, c’est un choix très fort…

Absolument ! Comme je ne pouvais pas animer mes dessins, cela m’a motivé à créer des compositions les plus dynamiques possibles, en mettant le maximum d’éléments pour que l’on puisse imaginer l’action, une sorte « d’arrêt sur image » puissant par les couleurs. Mais j’aime aussi proposer quelque chose de plus calme, de plus posé. J’en parlais dernièrement avec un pote, outre les animaux, j’ai toujours été passionné par la couleur. Le talent du coloriste, comme celui du cuisinier, tient au savant mélange des ingrédients. Les couleurs font ressortir absolument tout, donnent du relief et de la lumière ! Et cette recherche m’intéresse énormément. Parfois, le dessin est même
pour moi un prétexte pour travailler un jeu de couleurs. Finalement, je ne suis qu’un grand gamin qui se crée ses propres coloriages [rire].

Comment composez-vous vos œuvres ?

J’aime jouer avec les couleurs, les ambiances, le fond mais aussi avec les différents plans, travailler des zones floues et d’autres plus nettes, ce que j’aimerais d’ailleurs encore approfondir… Je suis rarement satisfait de ce que je fais [rire]. Il y a toujours un détail que j’ai envie de retravailler, que je crois pouvoir améliorer. Je recherche constamment de nouveaux éléments pour apporter un côté décalé… Beaucoup de travail et beaucoup d’essais donc !

Vous réalisez aussi des œuvres en noir et blanc…

Le noir et blanc est pour moi plutôt une phase de recherches. J’ai plein de carnets de croquis, dont beaucoup sont inachevés. Je les ressors pour piocher une position, un début de tête… Mais je ne les montre pas. Un jour, peut-être, j’en sélectionnerai certains pour en faire un petit bouquin de dessins pur et dur juste en noir et blanc… Un projet à long terme qui n’a rien à voir avec le graffiti [rire].

Y-a-t-il interaction entre votre travail d’atelier et sur les murs ?

Ces deux dernières années, j’ai peint peu de toiles car, à Nancy, d’où je viens, il n’y a que peu de galeries et d’endroits où exposer. Heureusement, j’ai eu la chance de rencontrer des personnes que mon travail intéresse, si bien que je m’y suis remis. Mais si je ne devais peindre que des tableaux, je deviendrais fou [rire]. J’aime jongler entre la toile et le mur. J’ai besoin de bouger, de sortir, de peindre à l’extérieur, de voir des gens pour un travail plus « collectif »… autant que de me poser dans mon atelier pour un travail plus personnel. Faire les deux est un juste équilibre. En revanche, je ne travaille pas du tout de la même manière, d’abord parce que le médium est différent. Avec la toile et l’acrylique, je reviens au pinceau pour des compositions plus développées, plus détaillées, et dans lesquelles je me libère davantage sans être pressé par le temps, ce que l’on ne peut pas faire sur un mur. À l’extérieur évidemment, je prends plaisir à peindre à la bombe.

À part la toile et le mur, avez-vous essayé d’autres supports ?

Deux ou trois choses, en fac d’Arts Appliqués, notamment un peu de sculpture. Je m’y remettrai sans doute un jour, à condition de faire les bonnes rencontres. Pour l’heure, mon travail me prend tellement de temps que c’est compliqué. Je me demande parfois comment je peux passer autant d’heures sur une peinture [rire].

Pourquoi aimez-vous tant les collaborations ?

Lorsque j’ai commencé dans le graffiti, se retrouver entre potes, peindre ensemble sans nécessairement penser au résultat m’a fait kiffer. Avec le temps évidemment, on essaye de produire quelque chose de cohérent [rire]. Pour moi, les collaborations ouvrent des portes… Il y a quelques années, beaucoup ont arrêté les uns après les autres si bien que je me suis retrouvé seul avec Suroh. Malgré nos deux styles totalement opposés, du lettrage géométrique aux couleurs flashy pour lui ; un bestiaire détaillé pour moi, nous avons bossé ensemble deux ou trois ans, en mettant de côté notre style pour essayer de trouver une identité collective. Cela m’a permis de m’ouvrir et c’est ce qui est intéressant : produire des choses que l’on n’aurait jamais fait tout seul. Cette émulation de groupe et l’énergie créative qui s’en dégage, je la trouve avec Valer et Scaf avec qui je peins énormément depuis quelques temps.

Quels sont vos projets ?

Finir toutes les toiles que j’ai entamées, ce serait déjà pas mal [rire], dont certaines sont pré-vendues. J’aimerais également avoir l’opportunité de peindre quelques façades, de gros murs, en prenant mon temps et avec les bonnes conditions. J’ai eu l’occasion d’en faire mais souvent en collectif. Ces collaborations, très cool pour les raisons que j’ai citées, peuvent parfois être un peu frustrantes. Il y a également quelques expositions collectives qui sont en discussion et peut-être un solo show. Cela dépend évidemment de l’évolution de la situation sanitaire.

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