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Conquête Urbaine : le street art entre au musée

Difficilement classable depuis son origine, le Street Art a désormais acquis une place majeure dans l’histoire récente de la création contemporaine. Aujourd’hui, ce mouvement artistique entre au musée, une victoire pour les street-artistes et les multiples formes d’art urbains.
Par Anouck Etcheverry

Hier encore, les interventions dans la rue des taggeurs et graffeurs étaient considérées comme du vandalisme et les relations entre les autorités et les «writers» comparées à celle du chat et de la souris. Aujourd’hui, nombreuses sont les villes qui passent commande à aux street-artistes pour la réalisation de fresques monumentales. Conquête Urbaine témoigne ainsi de cette évolution d’un art illicite et contestataire vers une pratique non seulement acceptée mais aussi sollicitée par les acteurs publics. Plus encore, l’exposition du musée des Beaux-Arts de Calais prouve que le street Art fait totalement partie de l’Art contemporain et qu’il a donc sa place au musée.

Un art vieux de plus d’un siècle

Le Street Art prend ses racines dans l’art du muralisme. Que ce soit au Mexique après la Révolution de 1910 ou, au même moment, en Russie avec la propagande soviétique, cela fait plus d’un siècle que cet art est présent en ville. En 1943 à Los Angeles, les Chicanos par centaines inscrivaient en noir leurs noms sur les murs des Barrios pour gagner leur territoire. Pourtant, ce n’est qu’au cours des années 60 que naît d’abord aux Etats-Unis et ensuite en Europe une véritable démarche artistique prenant en compte l’espace urbain. C’est Gérard Zlotykamien qui s’y essaye le premier en 1963 avec la bombe aérosol, très rapidement suivi par les affiches de Buren et de Pignon-Ernest. Le graffiti tel qu’on le connaît, naît quelques années plus tard. C’est Darryl McCray, en 1967 à Philadelphie, qui est le premier à taguer son surnom Cornbread sur les bus, les trains, les voitures de police et même sur le jet des Jackson Five ou sur le flanc de l’éléphant du zoo local. Le tag de Cornbread est systématiquement surmonté d’une couronne que bon nombre d’artistes s’approprieront par la suite, dont un certain Jean-Michel Basquiat.

L’exposition
Jusqu’au 3 novembre 2019
Musée des Beaux-Arts de Calais
5 rue Richelieu 62100 Calais
Tél. : 03.21.46.48.40

Une vague qui déferle sur tout la planète

La véritable explosion du graffiti intervient dans les années 70 à New York. Les gamins désoeuvrés en quête de notoriété s’amusent à inscrire leurs noms un peu partout, une façon comme une autre d’exister. À ce petit jeu, le jeune Démétrios se montre le plus prolifique. Profitant de son boulot occasionnel de coursier, il pose son tag Taki183 (son surnom plus le nom de sa rue) au quatre coins de la ville. À l’été 1971, son interview dans le New York Times marque en le début officiel du graffiti moderne. Avec l’explosion du hip-hop, le mouvement s’affermit et se bonifie artistiquement. Seen, Rammellzee, Futura ou Dondi en sont quelques-uns des principaux artisans. Si New York est le point de départ, le graffiti déferle depuis sur toute la planète : tout d’abord en Europe mais très rapidement en Amérique du Sud et en Asie.

Sous cette impulsion des cultures urbaines, les années 80 marquent l’explosion de l’art de rue, particulièrement en France et aux États-Unis. Les graffeurs ne sont plus les seuls à s’emparer de la ville. À New York, les peintres prennent l’air : Basquiat couvre les murs de ses maximes, Haring s’approprie les couloirs du métro et Jenny Holzer affiche partout ses aphorismes délirants. À Paris, les artistes débordent d’énergie et comme les ateliers sont trop petits pour accueillir leurs peintures, ils gagnent la rue. C’est la naissance des figures majeures du mouvement : Blek, Jef Aérosol, Jean Faucheur, Speedy Graphito, Jérome Mesnager… «La plus grande révolution s’appelle Internet parce qu’il va permettre la diffusion instantanée de l’art urbain et qu’il permet de créer une douce et saine concurrence entre les artistes», expliquent Mathilde et Gautier Jourdain, fondateurs de la galerie Mathgoth spécialisée dans le Street Art. Ce besoin de faire toujours plus et mieux, plus haut et plus gros, a vu naître une autre sorte de néo-muralisme. «Aux quatre coins du globe, les plus grands artistes urbains travaillent désormais les pieds dans le vide, la tête dans les nuages, réalisant des fresques gigantesques».

Plus de soixante œuvres à (re)découvrir

Le Street Art a désormais acquis une place majeure dans l’histoire récente de la création artistique et entre désormais au musée. À travers plus de soixante oeuvres, dont certains prêts exceptionnels, des créations d’artistes précurseurs des années 60 à aujourd’hui, l’exposition «Conquête Urbaine» propose ainsi de revenir sur les origines et l’évolution de l’art urbain. Le parcours construit en quatre séquences dévoile les caractéristiques fondamentales d’un phénomène en perpétuel mouvement : les lois de la rue ; écritures urbaines ; un art urbain ; un art rebelle. On pourra ainsi admirer les œuvres de plus d’une soixantaine de street-artistes dont Alëxone, Astro, Banksy, Bordalo II, C215, Cope2, Ernest Pignon-Ernest, Faith 47, Jef Aérosol, Jérôme Mesnager, JonOne, Jorge Rodriguez-Gerada, JR, Katre, Keith Haring, MadC, Van, Romain Froquet, Seen, Speedy Graphito, Sten & Lex, Vhils… Pour le Musée des Beaux-Arts de Calais, cette exposition réaffirme son ouverture vers de multiples formes d’art avec des expositions accessibles aux non-initiés.

Deux œuvres in-situ

En introduction à l’exposition, deux oeuvres monumentales seront créées in-situ par deux artistes. En effet, le Musée des Beaux-Arts de Calais a commandé à Alëxone la création d’une fresque de 5 x 6 m et à Romain Froquet une anamorphose sur l’escalier intérieur du musée. Alëxone, de son vrai nom Alexandre Dizac, est un peintre et illustrateur français issu du milieu du graffiti. Dès 1990, il signe à Paris des pièces de rue calligraphiques. En 2000, tout en développant sa technique sur une grande variété de supports (toile, papier, tissu bariolé, photographies…), il poursuit son exploration des territoires urbains avec ses personnages ou animaux surréalistes qu’il intègre à ses typographies stylisées. Alëxone c’est avant tout un style reconnaissable : jeux de couleurs, de matière, personnages atypiques, jeux de mots… sa palette de couleurs, vive et variée, le distingue parmi ses pairs. Romain Froquet, artiste-peintre autodidacte, rencontre à Paris les membres du collectif du 9ème Concept qui lui donnent les clés pour se lancer dans une carrière artistique. S’intéressant aux arts ethniques, urbains et africains, il s’inspire des éléments propres à ces courants pour peaufiner son propre style. Travaillant des heures en atelier, testant des techniques et effectuant des voyages pour nourrir son travail, il choisit finalement de se concentrer essentiellement sur la ligne. Par un processus répétitif et un travail de la ligne, il compose un langage pictural singulier.

Conquête Urbaine

Parce qu’il s’exerce à l’origine hors des sentiers battus, l’art urbain est longtemps resté en marge. Trop populaire pour plaire au milieu de l’art, il a aussi le tort d’être illégal. A ce titre, il a été criminalisé et effacé – et le reste dans bien des cas. Depuis années 2000, il bénéficie pourtant d’une reconnaissance croissante, et a su conjuguer interventions in situ et pratique d’atelier. À travers plus de soixante œuvres, dont certains prêts exceptionnels, l’exposition « Conquête urbaine » propose de revenir sur les origines et l’évolution du Street Art.

Jusqu’au 3 novembre 2019
Musée des Beaux-Arts de Calais
5 rue Richelieu 62100 Calais
Tél. : 03.21.46.48.40

Mathilde Jourdain : « Transposer dans un musée des pièces faites pour la rue serait un non sens »

“Saint Gulliver” par Speedy Graphito. Acrylique sur toile encadré sous verre, 1988. H 132 x L 91 cm.

Le Street Art est-il un mouvement ?

Oui, c’est probablement le plus important de l’histoire contemporaine. Il existe depuis plus de 50 ans, il est universel. A mes yeux, aucun autre mouvement n’a jamais été aussi global et novateur.

Comment a-t-il conquis la rue… puis le public ?

Cela a été long et douloureux. Et vous avez raison, il faut parler de conquête. C’est l’accumulation de nombreuses batailles qui auront duré plusieurs décennies. Il est clair qu’en choisissant de s’exprimer dans la rue, bravant les interdits et le regard du passant parfois acerbe, les artistes ne choisissaient pas la voie royale. Ce sont eux les plus méritants. Depuis une quinzaine d’années, les choses ont commencé à changer. Au milieu des années 2000 explose un certain Banksy. Un peu plus tard Shepard Fairey signe le célèbre portait d’Obama et, dès 2005, l’institutionnalisation du Street Art se décline de nombreuses manières : festivals, expositions, publications, films… Tous ces événements ont terminé de faire connaitre le Street Art au grand public. N’oublions pas que dans le même temps il y a eu un effet générationnel. Aujourd’hui, une personne de quarante ans a toujours connu le Street Art, celui-ci fait partie de son quotidien.

Pourquoi les institutions l’ont-elles ignoré ?

En France, depuis déjà quelques années, les institutions privées ont commencé à s’intéresser au mouvement en créant des expositions ou en acquérant quelques oeuvres. C’est nettement moins vrai avec les institutions publiques (musées, collections publiques, universités…). Depuis très longtemps, le milieu lorgne vers les institutions publiques mais il est vrai que celles-ci l’ont pratiquement toujours ignoré, certainement par frilosité et par manque de connaissance. Il faut admettre qu’elles n’avaient pas toujours d’interlocuteurs privilégiés et/ou clairement identifiés. Mais c’est de moins en moins en vrai, notamment pour des raisons générationnelles. On commence à voir à des postes décisionnaires des gens qui ont toujours vécu avec le Street Art et qui sont donc sensibles au mouvement, parfois même connaisseurs. En outre, avec la toute jeune Fédération de l’Art Urbain, on peut imaginer que les choses vont changer. Elle réalise actuellement une étude nationale qui dressera un état de l’Art Urbain en France. Elle s’évertue à recenser les différents acteurs, à identifier leurs besoins et leurs attentes. Cette étude bénéficie du soutien du Ministère de la Culture. La preuve qu’il y a une réelle volonté de la part des institutions de faire évoluer la situation. Et c’est encourageant !

A-t-il aujourd’hui sa place au musée ?

Oui, il y a toute sa place ! L’exposition « Conquête Urbaine » au musée des Beaux-Arts de Calais en est la preuve. Mais attention, quand on dit que le Street Art entre au musée, ce ne sont pas des oeuvres réalisées dans la rue qui y sont exposées, il s’agit d’oeuvres d’atelier. Transposer dans un musée des pièces faites pour la rue serait un non sens. Il faut bien comprendre la différence. Lorsqu’un artiste décide de réaliser une oeuvre à l’extérieur, il travaille avec les règles, les contraintes et la technique qu’impose la rue. Dans son atelier, il ne travaille pas de la même façon. Le support n’est pas le même, le médium non plus et la gestion du temps n’a rien à voir. Tous ces artistes, nombreux et variés, ont un point commun : être un jour descendu s’exprimer dans la rue. On les appelle Street Artistes, un terme un peu fourre-tout qui rassure ceux qui aiment poser des étiquettes et qui ont besoin de cataloguer. Mais ce sont des artistes, simplement des artistes, pour certains de très grands artistes. Quand on voit leur travail, on ne se pose plus la question de savoir si leurs oeuvres ont ou non leur place dans un musée.

Les musées acquièrent-ils des œuvres issus du Street Art ?

A ce jour, parmi toutes les oeuvres des collections publiques, il doit y avoir une vingtaine d’oeuvres au maximum : Gérard Zlotykamien, Jean Faucheur, Crash, Ernest Pignon-Ernest, Villeglé avec Lek et Sowat. Pour vous donner une idée, il y a plus de 27.500 oeuvres dans les collections des FRAC et la collection du FNAC doit comptabiliser environ 100.000 pièces. On a donc encore de la marge.

Y a-t-il déjà des œuvres de Street Art dans les musées ?

Dans un établissement labellisé «Musée de France», non je ne crois pas… à l’exception d’une oeuvre collective achetée récemment par le Centre Pompidou aux 3 artistes Villeglé, Lek et Sowat.

Le Street Art peut-il être crédible quand il s’enferme entre les murs des institution ?

Oui, évidemment. Surtout quand on y expose des oeuvres d’atelier. Il faut vraiment sortir des clichés. Une fois encore, les artistes de Street Art ne sont pas des sous-artistes parce qu’ils ont décidé de réaliser certaines de leurs oeuvres dans la rue, bien au contraire ! On devrait même les remercier de faire preuve de courage et d’altruisme. Quand un musicien qui a été repéré dans le métro finit sur la scène de l’Olympia, tout le monde crie au génie et applaudit des deux mains. Pourquoi faudrait-il s’offusquer quand l’oeuvre d’un street-artiste finit dans une institution ?