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Dans les Arcanes de l’Art Urbain

Que ce soit par les dégradations volontaires, l’effacement par les autorités ou, tout simplement, l’inexorable effet du temps, les fresques et autres œuvres présentes dans l’espace public ne sont pas éternelles. En préserver la mémoire est un véritable défi.

Lors de l’exposition « Capitale(s) : 60 ans d’Art Urbain » à l’Hôtel de Ville de Paris, une partie des objets exposés provenaient du fonds Arcane, un centre national des archives numériques de l’Art Urbain, lancé en 2021 à l’initiative de la Fédération de l’Art Urbain. Car les acteurs du mouvement ont bien conscience de la nécessité de préserver la mémoire de cet art particulier, dont une partie importante des œuvres, notamment vandales, s’effacent de notre paysage, à plus ou moins longue échéance. L’occasion de découvrir le travail déjà réalisé et celui restant à faire pour, enfin, documenter des pratiques que beaucoup qualifient d’éphémères.

Une masse d’informations
Éphémère, l’Art Urbain ? Photographe, auteur, journaliste et lui même graffiti artiste, Nicolas Gzeley, à l’origine du projet, s’inscrit en faux contre cette affirmation : « Si les productions sont, en effet, souvent vouées à disparaître, sa mémoire, les traces qu’elles laissent ne le sont pas. Depuis toujours, les graffitis ont été documentés, ne serait-ce que par la photographie. D’ailleurs, la plupart des graffeurs européens les ont découverts grâce aux photos du métro américain. Et cela les a très tôt amenés à archiver leur propre production ». Au-delà de la photographie, les archives de l’Art Urbain peuvent prendre bien d’autres formes : « des dessins, des carnets de croquis, des ephemeras – cartons d’invitation, flyers, posters et tout ce qui concerne des événements – mais aussi des produits dérivés, des magazines, des écrits universitaires, sans oublier des documents administratifs et judiciaires ».
Le problème de ce vaste corpus, c’est sa dispersion, entre une multitude de détenteurs, et sa fragilité : que ces éléments appartiennent à des amateurs ou aux artistes eux-mêmes, leur conservation s’effectue dans des conditions souvent précaires, loin des normes muséales. « Au fil des années, nous sommes confrontés à la disparition progressive de ces archives. Souvent, des artistes m’ont appelé pour me dire que, suite à un accident de vie, un déménagement… ou une perquisition de la police, ils avaient perdu toutes les traces de ce qu’ils avaient produit dans les années 1980, 1990 ou même 2000 », rappelle Nicolas Gzeley. De là est née l’idée du projet Arcanes.

Créer une mémoire collective
« Depuis des années, nous étions plusieurs à collecter des archives pour des fanzines, des livres, des documentaires… Et nous nous sommes posé la question : “Qu’est-ce qui va rester après nous ?”. Nous avons voulu sauvegarder cela pour les générations futures », explique Nicolas Gzeley. À l’époque administrateur de la Fédération de l’Art Urbain, c’est donc tout naturellement vers elle qu’il se tourne. Son président, Jean Faucheur, adhère immédiatement au projet. « Durant près de cinquante ans, la plupart des artistes urbains, qu’ils se revendiquent du Street Art, du graffiti ou hors d’un courant défini, ont évolué en marge de tout cadre institutionnel, souvent dans l’anonymat et le culte du secret. Car l’Art Urbain est un art qui se définit, entre autres, par son acte et la disparition programmée de l’œuvre qui en résulte. Qu’elle le soit par le temps et son effet sur les matériaux employés, par les politiques d’effacement ou les pratiques d’auto-recouvrement, cette disparition est inéluctable. Si les œuvres sont pour un temps visibles de tous, l’histoire de ce mouvement, son évolution et ses différents courants restent largement méconnus. Une mémoire collective, parsemée de mythes et de légendes, dont il ne subsiste que le souvenir, le récit de ses acteurs, de quelques témoins et, dans le meilleur des cas, un témoignage photographique. Essentiellement constitué d’interventions plastiques dans l’espace public, souvent réalisées de manière illégale, l’Art Urbain nécessite d’être documenté afin de subsister au-delà de sa présence éphémère dans le paysage ».

Un projet ambitieux…
Le projet a rapidement pris une belle dimension. Karim Boukercha et Gautier Bischoff, coauteurs de plusieurs ouvrages de référence, sont arrivés chez Arcanes avec environ 500.000 archives. Le centre a reçu le soutien moral et financier du ministère de la Culture, via la direction générale de la la création artistique (DGCA) et les Directions régionales des affaires culturelles (DRAC) en région, mais aussi du fonds de dotation agnès b. et d’Artprice. Aux côtés des spécialistes de l’Art Urbain de différentes générations, des professionnels de la culture et de l’archivage, comme Sophie Duplaix, conservatrice en chef au Centre Pompidou, ou Hugo Vitrani, commissaire d’exposition au Palais de Tokyo, ont rejoint le comité scientifique et artistique. « Ils nous accompagnent dans la méthodologie afin qu’elle correspondent aux standards européens et que les archives puissent être interopérables avec d’autres centres, en France et même à l’étranger », détaille Nicolas Gzeley.
Car la réflexion est en cours un peu partout en Europe. « Chacun aborde le sujet à sa manière. En Hollande et en Allemagne, beaucoup d’artistes se sont constitués en association, ouvrant des lieux pour recueillir et exposer leurs documents. La spécificité française, en fait, c’est peut-être le rapport aux institutions. Depuis dix, quinze ans, on observe quand même que celles-ci échangent avec le milieu de l’Art Urbain. Ce n’est pas encore une vraie histoire d’amour, mais on se parle ! Et le projet Arcane montre le début d’une concrétisation de cette proximité récente. Sans doute aussi parce que nous sommes allés dans le sens attendu par les acteurs traditionnels du monde de l’art ».

… pour un travail titanesque
Difficile d’évaluer l’ampleur de la tâche qui attend les membres d’arcanes, tant le spectre est large. « Les contours de l’Art Urbains sont flous. Nous remontons aux années 1960 et 1970, disons à partir de Zloty, en allant chercher des choses sur Jacques Villeglé, Tania Mouraud ou même Daniel Buren. Dans une autre approche, nous nous intéressons aux slogans de Mai 68 ou, plus récemment, aux collages féministes ou aux graffitis des gilets jaunes. Cela permettra à des chercheurs d’étudier, par exemple, les liens entre certains mouvements très identifiés comme le graffiti ou le Street Art et d’autres pratiques artistiques ou populaires ». Devant le volume d’informations à traiter, il est nécessaire de procéder par sujets. « On peut étudier le fond d’archives d’une entité – un collectionneur, une photographie, un artiste… –, d’un site – une rue, un terrain vague, un quartier… – ou d’un événement – une exposition, un festival, une jam session… ». Il faut également suivre la production de nouvelles œuvres. « Il se produit de nouvelles archives tous les jours. C’est vraiment un travail au long cours que d’appréhender les multiples facettes de l’Art Urbain, ses différentes générations, ses différentes techniques, ses différents contextes – production illégale ou de commande… ».

Premiers résultats
La collecte n’est pas le seul point important. « L’un des objectifs premiers de notre travail est de répondre aux demandes des chercheurs et des universitaires en historiographie. Ils savent que ces documents existent, mais, outre le fait qu’ils sont difficiles à trouver – le milieu des graffeurs est assez fermé –, ils ont besoin que les archives soient correctement indexées et décrites. Nous essayons que chaque document puisse raconter une histoire », précise Nicolas Gezley. Le centre Arcanes ouvrira ses portes (virtuelles) à la rentrée 2024 et l’attente est forte. « On sent déjà presque une frustration parce que les étudiants qui sont sur des sujets en cours ont hâte de pouvoir consulter certains types de documents. Nous allons certainement générer une plus grande frustration à l’ouverture du site, parce qu’il restera beaucoup à faire. On ne pourra commencer à dégager un visage de l’Art Urbain que dans quelques années, voire quelques décennies ». Mais il ne faudra pas attendre jusque-là pour en voir les premiers bénéfices. Une grande exposition, nourrie par les archives d’Arcanes, est ainsi prévue dans un an au musée des Beaux-Arts de Rennes, autour de la pratique de l’aérosol dans l’espace public, des années 1960 au milieu des années 1980.

Une démarche paradoxale ?
N’y a-t-il pas une contradiction à vouloir documenter des pratiques qui sont souvent en marge et même totalement en dehors de la loi ? Nicolas Gezley est parfaitement conscient du problème : « Nous sommes vigilants sur ces aspects. Pas question de créer un outil pour la police, en donnant par exemple trop d’informations sur des pratiques illégales trop récentes, non couvertes par la prescription. Nous nous interdisons de traiter des sujets trop sensibles. Ils ne sont pas oubliés mais disons… reportés. Nous devons aussi faire nos preuves. Pour l’instant, nous sommes sur des déclarations d’intentions et nous serons jugés sur pièces. Mais nous sommes plutôt confiants. C’est un milieu dans lequel nous évoluons depuis longtemps, nous savons comment il fonctionne. Il gardera toujours ses parts d’ombre et de mystère, largement alimentées par ses acteurs. Certains ne sont pas sensibles à la question de la mémoire, mais la majorité des artistes urbains a besoin que leur histoire soit étudiée correctement. Ils ont tout à y gagner, en termes de reconnaissance et de légitimité ».

Des artistes convaincus
Une opinion que partagent Frédéric Malek et Mathieu Kendrick, plus connus sous le nom de Lek et Sowat. Le duo d’artistes, notamment créateur du Mausolée, une résidence artistique clandestine dans un centre commercial abandonné du XIXe arrondissement de Paris, mais aussi les premiers contributeurs du Lasco Project du Palais de Tokyo, a toujours associé leur pratique artistique éphémère – graffitis et installations – avec la production d’images. « En ce qui nous concerne, le terme “archives” n’est peut-être pas le plus pertinent, tant elles tiennent une place centrale dans notre travail. Plus que de documenter ce que nous faisons, les photos et vidéos que nous produisons sont une extension de nos œuvres, des fragments arrachés in situ pour les préserver de l’oubli. Dans bien des cas, ce sont seulement ces “archives” que les spectateurs sont amenés à voir. C’est pour cela que l’existence d’un centre de ressources numériques de l’Art Urbain comme Arcanes nous paraît vital, essentiel, nécessaire, pour ne pas dire urgent ».
Même point de vie pour Xavier Prou. Ce pionnier dont les pochoirs signés Blek le Rat ont inspiré Bansky, en est convaincu : « Un centre national des ressources numériques de l’Art Urbain serait un bienfait pour cet art éphémère, utile et nécessaire pour les générations futures qui n’auront pas pu avoir accès à cet art réalisé directement dans la rue. Cet art illégal n’a qu’une courte durée de vie. Les photos et les films sont les seuls témoignages de toutes ces œuvres créées et disparues par la suite. L’Art Urbain est le mouvement artistique majeur de la fin du XXe siècle et du début du XXIe, présent dans tous les pays du monde. C’est un devoir de le sauver et de l’archiver via un centre de ressources ». C’est en cours… heureusement.