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Rencontre

Kelu Abstract, portraitiste humaniste

Sur les murs comme sur les toiles, le regard des personnages noir et blanc aux émotions en demi-teintes de cet artiste lillois en pleine ascension accroche le regard et résonne en chacun de nous.

S’il a toujours dessiné, Kelu (son prénom en verlan) Abstract (choisi parce qu’il fallait un patronyme pour s’inscrire sur les réseaux sociaux), ancien éducateur spécialisé et amateur de rock – il joue de la basse – n’a investi la rue qu’à un âge – 35 ans – où certains s’assagissent, avant de développer une démarche artistique très personnelle, qui associe un trait élégant, une maîtrise poussée du pochoir, sa technique de prédilection, et une remarquable capacité à capter l’oeil de celui qui passe.

Tu te définis comme « artiste urbain ». Qu’est-ce que cela traduit pour toi ?
J’habite en ville, donc je ne suis pas un artiste rural [rires]. Plus sérieusement, je m’exprime d’abord dans la rue, de manière légale ou non. Aujourd’hui, je passe sans doute davantage de temps dans l’atelier, mais j’essaie, sans avoir à me forcer d’ailleurs, d’avoir toujours une double pratique.

Comment se porte la scène urbaine à Lille, ta ville ?
C’est une scène plutôt dynamique. L’espace public n’est pas saturé comme dans d’autres grandes villes ; aucun quartiers n’est totalement repeints. Je trouve que l’on apprécie mieux les œuvres lorsqu’il n’y a pas de patchwork illisible où l’on ne voit finalement plus rien. Nous avons également la chance d’avoir plusieurs structures actives dans l’agglomération, comme l’Hospice d’Havré à Tourcoing et la Condition Publique à Roubaix, qui proposent des événements intéressants.

Et la communauté artistique ?
Nous sommes assez nombreux… mais pas trop. On se connaît tous, grâce aux réseaux sociaux notamment, mais pas forcément personnellement. Dès qu’il y a un nouveau, on le repère très vite. Et l’on se croise dans des expos et des manifestations comme Solid’Art [du 16 au 18 juin 2023 à l’Hôtel de ville de Lille, NDLR].

Revenons à toi. Ton travail dans la rue a commencé de manière originale…
Au départ, je faisais de la peinture abstraite dans ma cave, en amateur, sans aucune volonté d’exposer… jusqu’à amasser un certain nombre de toiles et à ne plus avoir de place. Je me suis demandé ce que j’allais en faire et j’ai eu l’idée de les accrocher dans la rue. Je repassais ensuite devant. Certaines étaient toujours en place ; d’autres avaient disparues ; d’autres encore avaient été déplacées 300 mètres plus loin… Certaine personnes me contactaient sur les réseaux sociaux, me disant : « J’ai vu une de tes toiles, tu l’as peut-être perdues et tu veux sans doute la récupérer… ». Il y a eu pas mal d’histoires sympas…

Qu’est-ce qui t’a amené au pochoir ?
J’ai d’abord posé des collages, jamais de tirages, toujours des œuvres originales. C’est quelque chose auquel je tiens, la rue le mérite. Je suis passé de l’abstrait aux portraits, que je peignais au pinceau. Intervenir dans l’espace urbain n’est pas forcément évident et le pochoir s’est imposé pour accélérer le process, placer les grandes lignes de mon dessin, la tête, les yeux… Petit à petit, je me suis amusé à mettre de plus en plus de détails et à essayer des trucs.

Comment as-tu été amené à travailler avec Jef Aérosol ?
Nous nous sommes rencontrés par le biais de la musique. Nous jouons ensemble dans le groupe Open Road. Je l’ai aidé lorsqu’il a eu besoin de bras pour ses grandes fresques. Un jour, il m’a proposé d’être son assistant dans son atelier non loin de Lille. Pour moi, c’est une énorme chance. C’est un pote, une personne que j’adore, mais aussi une légende, quelqu’un que j’admire énormément. C’est un peu comme un guitariste à qui Keith Richard proposerait de jouer avec lui !

Comment as-tu fait évoluer ta technique ?
Il y a eu plein d’étapes et il y en aura encore d’autres. Le pochoir offre beaucoup de liberté, parce que, après le travail de découpe qui prend du temps, on peut essayer beaucoup de choses, travailler en monocouche ou en multicouches, avec du tramé, tester des couleurs… J’essaie de ne pas m’imposer une technique en particulier et je n’exclue pas de revenir au pinceau un jour. Le pochoir n’est pas une fin en soi, je suis d’abord un artiste.

Cette diversité, tu l’as notamment expérimentée avec Harlem Dude, qui est un peu ton personnage totem ?
Au départ, je le peignais au pinceau. Au pochoir, il y a plusieurs versions, des plus simples aux plus travaillées. Je l’emmène partout avec moi. Récemment, à Cuba, j’en en fait un de deux mètres soixante de haut.C’est un peu un modèle universel, dans lequel chacun peut se reconnaître, quels que soient son genre ou sa couleur. Même si ce n’est pas évident, c’est aussi un autoportrait. Dans tous mes sujets, il y a un peu de moi et j’espère aussi un peu de chacun de nous.

Dans tes œuvres, le regard du personnage est le centre d’attraction. Pourquoi ?
Quand je suis passé de l’abstrait au portrait, je voulais qu’il y ait une relation avec le passant, celui qui passe devant l’œuvre en allant tous les jours au travail. Et le premier échange passe par le regard, comme entre les êtres humains. Ce ne sont jamais des personnages ni franchement souriants, ni franchement tristes pour que chacun puisse se retrouver dans les émotions, quel que soit son état d’esprit.

Depuis 2020, tu as quitté ton métier d’éducateur spécialisé pour développer ton projet artistique. Un pari risqué ?
Ce n’est pas simple, surtout lorsque l’on a une famille, quatre enfants, un crédit pour la maison… Mais je ne voulais pas passer à côté de ce que j’aimais et me retrouver à 80 ans avec des regrets. C’est un cheminent : j’ai franchi le pas alors que je vendais déjà quelques toiles… et j’ai la chance d’être soutenu par ma femme. Je me suis dit également que, si cela ne marchait pas, je pourrais toujours revenir à mon ancien métier.

Aujourd’hui, arrives-tu à en vivre ?
Oui, entre les ventes de toiles, les commandes des collectivités, l’animation d’ateliers… J’interviens régulièrement dans les écoles, les foyers, les centres sociaux. J’ai toujours à cœur de partager. Je mets un point d’honneur à ne pas oublier d’où je viens.

Qui sont tes collectionneurs aujourd’hui ?
Beaucoup de personnes qui ont vu mes œuvres dans la rue me contacte. Au niveau éthique, la rue ne doit pas être juste un moyen de communication. Personnellement, je n’ai pas de souci parce que j’ai commencé par la rue et que je continue. Par ailleurs, avec les réseaux sociaux, nous avons aujourd’hui la chance de disposer d’un outil gratuit et formidablement puissant pour être visible dans le monde entier. Vendre en direct permet d’étudier chaque proposition et de ne pas partir dans tous les sens.

Tu proposes sur ton site des multiples de tes œuvres. Est-ce important dans ta démarche ?
Cela permet de proposer des prix plus accessibles pour un plus large public. Et c’est toujours un plaisir d’aller à l’atelier Kencre pour des tirages et encore plus des sérigraphies.

Kelu Abstract : keluabstract.com
Instragram : @kelu_abstract