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Rencontre

Lady K : l’art des « équations » fondamentales

Questionnant sans cesse le sens de sa pratique, Lady K, par sa quête de formes nouvelles, parle à l’homme d’aujourd’hui, l’amenant vers le beau et la connaissance, par une démarche tant artistique que politique.

Celle qui a d’abord travaillé la lettre dans l’espace urbain, avec la volonté de participer à l’élaboration du monde, n’a rien perdu de sa pugnacité. Son esprit critique toujours en alerte, nourri de rencontres, de réflexions, de théorisations… s’interroge ainsi face aux « valeurs inversées » qui fleurissent dans nos sociétés contemporaines. Et c’est en traçant les liens entre art et science, alliant pour cela le geste et la pensée en une œuvre de signes, que Jessica Balota, aka Lady K, offre à l’observateur une porte d’entrée, vers le beau d’abord, et plus de conscience ensuite.

Aujourd’hui, comment vivez-vous d’avoir appartenu au Crew 156 et votre reconnaissance internationale ?
Comme Psychose se plaît à le répéter, appartenir au Crew 156 se mérite… Comme pour entrer au Beaux-Arts, il faut avoir quelque chose d’intéressant à présenter. Quand Psychose m’a proposé d’intégrer ce crew de renommée internationale en 2004, j’étais déjà médiatisée. En faire partir représente une histoire. Aujourd’hui, je bénéficie toujours de ce réseau international : je peux peindre avec Bates à Copenhague, avec Taki à New York… Et lorsqu’un membre des 156 vient à Paris et souhaite me voir, je peux l’accueillir.

Vous avez commencé très tôt avec une pratique d’atelier d’abord puis la rue ensuite. Qu’est-ce qui vous a poussé dans la rue ?
J’ai fait mes premières sorties alors que j’étais adolescente, sans doute parce que c’était dans l’air du temps de des tags, des pochoirs, des phrases surréalistes sur les murs. Le côté subversif du mouvement, voire même un peu « secte » ou, du moins, pas accessible à tous, pouvait donner envie à des personnalités comme la mienne, d’expérimenter quelque chose de différent. Dès 1999 il me semble, j’ai peint avec l’idée de créer une histoire à travers la ville, une histoire un peu romancée, à l’image d’Amélie Poulain.

Et pourquoi le lettrage ?
Pour son côté innovant, bien que la calligraphie existe depuis très longtemps. Il y a eu également le Lettrisme dans l’entre-deux-guerres. Le writing ou graffiti, selon le point de vue de l’observateur et apparu dans les années 1960, m’a séduit pour son côté bad boy, subversif, voire même « terroriste » parfois entre identité cachée, anonymat et risque.

En 25 ans, comment a évolué votre style ?
D’abord par des rencontres intéressantes. Aux Beaux-Arts, j’ai suivi les cours du critique d’art Pierre Sterckx et découvert la sémiologie [étude des signes et des systèmes de signes, ainsi que leur sens et leur interprétation], notamment selon le point de vue de l’observateur, ainsi que les écrivains de la French theory, Deleuze, Barthes, Lyotard. C’est ainsi que j’ai appréhendé le sens des choses cachées. J’ai toujours souhaité assoir ma pratique sur une base scientifique, théoriser, pour produire quelque chose de rigoureux. C’est la raison pour laquelle je me suis ensuite inscrite à l’université, en Sociologie de l’art avec Christophe Genin. J’avais besoin de ce cadre théorique. Enfin, Internet, notamment Instagram et son lot d’images, a nourri ma banque visuelle et fait évoluer mes lettres.

Vous avez dit : « la démocratie directe est sans conteste l’apanage du writing ». Est-ce toujours le cas ?
Je ne nie pas que l’on est toujours en recherche d’un système politique parfait où tout le monde serait heureux. Et puisque nous ne pouvons pas faire confiance à nos politiciens, nous aurions pu, en tant que population, nous faire confiance pour organiser cette utopie épicurienne. Cela n’a pas été le cas. D’autant que le writing peut avoir différentes facettes, tout dépend du point de vue de l’observateur : il peut y voir un acte de démocratie directe, parce que le peintre intervient dans l’espace public, habituellement réservé aux autorités, ou un acte destructif. Aujourd’hui, il suffit de regarder l’histoire et l’actualité pour comprendre que certains veulent détruire nos démocraties, le monde libre, pour y instaurer des politiques bien plus totalitaires. Dès lors, où se situe le writing dans sa volonté de détruire le beau ? J’ai réfléchi pendant des années au sens que porte le writing, j’avais envie d’y croire…, mais force est de constater, qu’actuellement, la tendance est plutôt de prôner des valeurs inversées – le vol, le viol, la drogue, l’anti-autorité… –, à l’opposé de celles sur lesquelles nos civilisations occidentales ont été bâties pour organiser nos rapports au mieux.

En cela, vous êtes en dehors de la tendance qui est de critiquer les démocraties…
Si j’ai choisi le writing, c’est parce que j’aimais le challenge, mais aussi me battre pour des causes qui ont besoin d’être défendues, notamment face à une marxisation à outrance de nos médias et de notre culture, face aussi au rejet de toutes nos avancées technologiques. Je crois également que l’on doit pouvoir s’exprimer sans être systématiquement cloué au pilori !

Pour vous, travailler la lettre repose donc sur une démarche autant politique qu’artistique ?
Oui, depuis les années 1970, lorsque la Sorbonne s’est intéressée à l’art dans sa dimension politique et sociale.

Comment cela se traduit-il dans vos œuvres ?
Depuis plus d’une dizaine d’années, je me suis penchée sur la question des arts et des sciences. En travaillant sur les opérateurs mathématiques, je réalise ainsi des œuvres, toujours inspirées du writing, qui empruntent davantage à la culture savante qu’à la culture populaire. Il y a probablement là une volonté politico-sociale de vouloir améliorer une œuvre, afin qu’elle rende les gens plus conscients, plus heureux.

Les avancées scientifiques qui nourrissent vos œuvres, pensez-vous qu’elles soient directement lisibles par le spectateur ?
Non. D’autant qu’en tant que peintre, mon objectif n’a jamais été de résoudre l’équation de Schrödinger, mais plutôt de lui apporter une esthétique pour en révéler la beauté. Beaucoup de personnes sont effrayées par les mathématiques, qui leur rappellent les heures sombres du collège ou du lycée. À travers mon travail, je souhaite les inviter d’abord à dépasser leur frayeur en leur proposant d’abord une vision esthétique de l’opérateur. Il y a également une symbolique à vouloir démystifier des symboles complexes qui sont, selon Galilée, le langage de la nature, le mécanisme du monde. Car, plus on est instruit, moins on est manipulable. Les dictatures d’ailleurs jouent sur l’ignorance et la désinformation.

Comment voyez-vous l’évolution de votre travail ?
Face à la multiplication des canaux de communication et à la globalisation, comme certains auteurs, je me demande comment conserver notre identité culturelle : un riche patrimoine, des avancées architecturales, gastronomiques, scientifiques… J’ai donc envie de retourner à une peinture plus traditionnelle, notamment des techniques françaises figuratives.

Figuratives ?
C’est vrai que j’ai été fascinée par la période de l’entre-deux-guerres, avec tous ces manifestes, tous ces courants picturaux… et la non-figuration. Pour autant, je crois qu’à l’heure actuelle, retourner à une peinture plus traditionnelle revêt un caractère provoquant, voire innovant ! Peut-être est-ce aussi pour moi une façon de lier modernité et tradition…

Continuez-vous à intervenir dans la rue ?
Pas depuis un an. Dans l’évolution de mon parcours, je suis partie du support brut, le mur, que j’ai ensuite remplacé par le film plastique… dont je me suis finalement débarrassée. Une façon de tourner la page, de clore un chapitre. En tant qu’artiste, j’apprécie de faire ce qui me plaît. J’ai ainsi travaillé sur d’autres formes d’expression, notamment sur des photos et des vidéos réalisées dans la rue ; des équations mathématiques en cyrillique ou en arabe ; une série de chats à l’huile inspirée d’un peintre coréen…

Vous aimez vous mettre en scène dans des tenues spectaculaires. Est-ce une autre expression artistique ? Et cela participe-t-il à l’œuvre picturale ?
Le téléphone portable a beaucoup modifié ma pratique du writing en facilitant la prise de photos et de vidéos. J’ai donc évidemment réfléchi aux rendus, me demandant comment rendre ces images intéressantes, ces films attractifs. J’ai d’abord choisi de filmer le jour pour une meilleure qualité d’image. Et plutôt que de me balader en jean et sweat à capuche, j’ai souhaité casser les codes, celui du graffeur notamment, mais aussi de révéler une certaine féminité face au machisme ambiant. Forcer le trait, jouer des contradictions dans un esprit rebelle.