Le terme en lui-même fait polémique. Mais, derrière le point de vocabulaire, la question mérite d’être posée. Face à l’attitude parfois ambiguë des autorités, les pratiques artistiques non autorisées dans l’espace public sont elles en danger ?


2. Clet utilise l’humour et la poésie pour faire passer ses messages.
Alors qu’un nombre croissant de villes accueillent volontiers les artistes urbains, ceux qui persistent à considérer l’espace public comme un terrain d’expression encourent encore les foudres de la justice. Clet Abraham, célèbre pour détourner les panneaux routiers, en a fait récemment les frais. Il a effet écopé en première instance d’une condamnation de plus de 4.000 euros de dommages et intérêts et à une amende de 1.500 euros pour « dégradation ou détérioration volontaire de biens publics » à la demande de la mairie de Douarnenez, dans le Finistère.

Parler d’art vandale n’a aucun sens, c’est comme parler de végétariens carnivores.
Clet Abraham (@cletabraham)
Un vent de rébellion…
L’artiste, qui a fait appel, réfute totalement l’accusation de vandalisme. « Parler d’art vandale n’a aucun sens, c’est comme parler de végétariens carnivores. Ou c’est de l’art, ou c’est du vandalisme. La création artistique est libre, c’est écrit dans la loi. L’art n’a pas besoin d’autorisation ». Clet revendique le droit d’user de cette liberté. « En fait, il y a l’art autorisé, officiel et celui qui ne l’est pas. Le Street Art qui m’intéresse, celui qui me plaît, permet de faire passer des messages qui ne sont pas filtrés par un pouvoir économique ou institutionnel. Ce que je cherche dans la rue, c’est cette possibilité d’une expression exemptée du contrôle ». C’est d’ailleurs la raison qui a conduit le choix de son support de prédilection. « Le panneau routier, c’est l’expression de la loi dans la rue, sous une forme dessinée et non écrite. En tant que dessinateur, je suis aussi légitime qu’un juge, un policier ou même un législateur pour avoir mon mot à dire ». Au-delà de la boutade, Clet utilise ce support original pour faire passer ses messages, souvent en opposition avec l’ordre établi. Mais sans aller trop loin.

… dans le respect
Clet met en avant le côté responsable de ses interventions. « J’utilise une colle qui permet de les enlever facilement et, surtout, je suis attentif à ne pas altérer le sens du panneau. Au contraire, j’essaie même de l’exalter, en jouant avec lui. Ce que je critique, c’est cette injonction imposée, sans discussion possible, de l’autoritarisme plus que de l’autorité. Par la satire, l’humour, la philosophie, la poésie…, j’améliore en réalité cette communication. Je dis souvent que, paradoxalement, mon travail est presque un rappel à la loi ». Des arguments qui n’ont visiblement pas convaincu le président du tribunal. « Je n’ai pas été écouté. C’est incroyable à quel point le fait d’assimiler un geste artistique non autorisé à une dégradation est ancré dans l’esprit commun, alors qu’il y a dans ma démarche une volonté constructive et non destructive ». Mais cette mésaventure ne va certainement pas conduire le détourneur de panneaux à remettre en cause sa démarche. « Je revendique, au travers de ces procès, à la reconnaissance d’une certaine liberté dans l’art. Il y a un aspect positif. En tant qu’artiste, je suis très intuitif : je fais les choses et je les comprends après ». Il a d’ailleurs écrit un livre, Le code de la route, pour expliquer son travail.

L’ADN du graffiti
Pour le graffeur lillois Mister P., dont le général de Gaulle – le « plus célèbre des lillois » – orne de nombreux murs, parfois avec autorisation et sur invitation, parfois non, il n’y a aucun doute : « S’exprimer librement dans la rue, que ce soit par un slogan, un dessin ou autre, fait partie de l’essence même du Street Art. Évidemment, certaines personnes resteront réfractaires à ce mouvement artistique. Avec elles, c’est perdu d’avance. Mais on ne peut pas plaire à tout le monde. Heureusement d’ailleurs sinon nous serions tous semblables ». S’il ne se considère pas comme un vandale, les forces l’ordre ne partagent pas forcément son avis. « Il y a moins d’une semaine [en mai, NDLR], j’ai été arrêté et placé pour avoir peint mon général sur un transformateur électrique délabré, en recouvrant des inscriptions racistes ! J’ai bien essayé de leur expliquer ma démarche et mon travail, qui n’est pas, à mon avis, dégradant. Je cherche toujours à être le moins dérangeant pour les propriétaires. C’est pour cela que je jongle entre peinture et collage ». Là encore, ces arguments n’ont pas convaincu ses interlocuteurs : Mister P. a ainsi fait 20 heures de garde à vue…

S’exprimer librement dans la rue, que ce soit par un slogan, un dessin ou autre, fait partie de l’essence même du Street Art.
Mister P. (@mister_p_lille)
Deux poids, deux mesures
Mister P. le rappelle, le rapport des institutions et des pouvoirs publics avec l’Art Urbain a considérablement évolué : « Les municipalités sont demandeuses, elles mettent en place des festivals, des expositions, des circuits Street Art ». Mais elles ne sont pas aussi tolérantes vis-à-vis des pratiques libres. « Avec les forces de l’ordre, c’est plus compliqué. Parfois, lorsque je peins, les policiers viennent me voir, on discute et on échange. Dans certains endroits, c’est devenu normal de voir des artistes travailler dans la rue ». Et parfois, cela se passe moins bien comme lors de son interpellation. « En fait, la ville avait demandé aux policiers d’appliquer une politique de tolérance zéro pour ne pas parasiter les événements officiels de cet été autour de l’Art Urbain. C’est assez paradoxal ! Dans certaines villes, certains quartiers et à certaines périodes, pour les interventions artistiques non autorisées, c’est nettoyage automatique. C’est vraiment du cas pas cas ! ». Une situation que Clet résume avec humour : « Aujourd’hui, certaines villes m’invitent et me paient pour mes interventions. Comme la voisine va me coller une amende, ça compense… ».

Adapter les pratiques
Joko, lui, s’il réfute l’accusation de dégradation, accepte le terme de vandale. « Depuis l’antiquité, les gens ont écrit et dessiné sur les murs. C’est même l’étymologie du mot graffiti. Et ces pratiques vont évidemment perdurer. Tant que le monde rencontrera des problèmes, des personnes souhaiteront s’exprimer dans la rue ». Sans oublier la dimension collective du mouvement : « Être présent dans la rue est indispensable pour avoir la reconnaissance de ses pairs ». Pour autant, le graffeur parisien ne cache pas un certain scepticisme. « L’engouement pour le Street Art – un terme que je n’aime pas beaucoup – a suscité beaucoup de vocations. Lorsque Seth réalise une fresque autorisée en hommage à l’Ukraine, pas mal de petits malins en profitent pour se coller autour, sans grand risque. Les vrais vandales, eux, n’ont pas de limite, et prennent des risques. J’en ai même connu qui peignait des murs en face d’un commissariat ! Aujourd’hui, poser sur un mur à la Butte-aux-Cailles ou à côté du Sacré Cœur n’est pas officiellement autorisé mais c’est assez bien toléré ».

Pour Joko, « Il y a toute une nouvelle réflexion à mener sur la manière d’aborder l’espace public ». C’est pourquoi, avec l’association Spot13, il a transformé en 2021 un passage sous le tram T3a dans le XIIIe arrondissement, prisé des graffeurs, en un espace géré, sécurisé et ouvert au public. « Nous sommes dans un lieu privé où tout le monde peut s’exprimer et nous gardons cette culture de la rue. Il y a par exemple un mur où chacun peut poser son graffiti, en acceptant qu’il soit recouvert, mais aussi des salles moins éphémères, parce que certaines œuvres doivent avoir le temps d’être regardées ».

Il y a toute une nouvelle réflexion à mener sur la manière d’aborder l’espace public.
Joko (@artjoko / @spot__13)
Une liberté indispensable
Mister P. en est convaincu, les pratiques non autorisées « doivent perdurer pour garder la liberté de création. Pour moi, il n’y a rien de mieux que de prendre une claque visuelle en tombant par hasard sur une œuvre inattendue au coin d’une rue, comme lorsque l’on découvre une installation d’un artiste contemporain dans un parc. Alors longue vie à l’art dans l’espace public, quel qu’il soit ! ». Malgré ses déboires judiciaires, Clet reste lui aussi positif : « Ce genre de débat sur la liberté de création artistique ne passerait pas dans des pays autoritaires. Mais c’est une bataille intéressante à mener dans nos pays dits démocratiques. Elle permet de faire avancer les choses, c’est comme cela que le monde évolue. Autrefois, les femmes n’avaient pas le droit de vote, aujourd’hui c’est acquis, on ne peut pas le remettre en cause et on peut s’attaquer à d’autres problèmes. Il est important que les villes s’ouvrent et comprennent le caractère constructif et positif de nos démarches. L’art fait du bien au monde ». Pour reprendre le slogan de Joko, il ne reste qu’à aller « Vers l’infini et l’haut de l’art ».