À l’occasion de leur rétrospective chez Fluctuart, Michel Espagnon et Jean Gabaret reviennent sur les grandes heures d’un parcours qui a écrit les grandes pages de l’Art Urbain.
De leur rencontre dans les catacombes à aujourd’hui, le duo n’a cessé de défendre une vision d’un graffiti authentique, loin des modes, mais ancré dans l’histoire de l’Art avec un grand A, nourri d’une passion sur laquelle l’âge ne semble n’avoir aucune prise. Comme l’affirmait le Chat de Geluck, « être vieux, c’est être jeune depuis plus longtemps que les autres ».
Vous défendez un « graffiti » parisien avec une identité propre…
Le terme graffiti, qui vient du grec graphein signifiant à la fois écrire et dessiner, s’est naturellement imposé pour définir notre travail, avec l’idée de laisser une trace dans l’espace public. Quand nous avons commencé avec les autres pionniers de l’époque – Speedy Graphito, Jérôme Mesnager, Jef Aérosol, Miss.Tic… –, nous ne connaissions pas le travail des Américains. Lorsque le writing est arrivé en France, nous avons d’ailleurs ça un peu « puéril »… Écrire son nom sur les murs nous semblait absurde, éloigné de notre culture. Nous avons néanmoins appris à apprécier le côté brut de certains lettrages. Nous avons d’ailleurs rencontré Quik, spécialiste des trains, étonnés qu’il nous connaisse ! Dans les Français, nous avons bien connu Psyckoze, qui nous adorait parce que, comme lui, nous étions passés par les Catacombes. Nous y sommes d’ailleurs redescendu avec lui. Pourtant, en regardant comment l’histoire s’écrit aujourd’hui, on a l’impression que tout est né de l’autre côté de l’Atlantique, alors que nous étions là aussi !
2. Tout va très bien (Grand anonyme), 1994, technique libre sur toile, 210 x 210 cm.
Quelles différences faites-vous entre ces deux approches ?
À la base du graffiti américain, il y a une culture des gangs, la volonté de marquer son territoire…, sans vraie recherche artistique venue plus tard. Nous, nous sommes plus figuratifs, s’inscrivant dans l’histoire de l’art occidental, plus particulièrement de la peinture – d’où notre nom –, même si c’était aussi une provocation. C’est la raison pour laquelle nous nous sentions plus proches de Jean-Michel Basquiat ou de Keith Haring, avec qui nous avons d’ailleurs exposé, que des purs graffeurs. Il faut se souvenir qu’à l’époque, il n’y en avait que pour l’art conceptuel, les peintres étant considérés comme des « ringards », des has been. Nous avons une formation artistique académique [les Beaux-Arts pour Michel, la Fac d’arts plastiques pour Jean, NDLR], fréquenté de nombreux musées et réfléchi sur ce que nous pouvions apporter, en tant que peintre, après Picasso, Bacon… C’est ainsi que nous avons découvert que l’on pouvait travailler sur ce que l’on pourrait appeler la périphérie du tableau, le travail du groupe, l’environnement, le public… Peindre, ce n’est pas seulement tenir un pinceau ou une bombe. Pour autant, nous n’avons pas cherché à défendre un art français, mais bien à peindre ce qui nous intéressait.
4. L’Étincelle, 1987, technique libre sur toile, 193,5 x 198 cm.
Est-ce ainsi qu’est né le style VLP ?
Tout à fait. Nous avons vraiment réfléchi, étudié notre « mise en route ». Nous avons même rédigé un manifeste, avec cette idée de ne pas refaire ce qui avait été fait, de désapprendre ce que nous avions appris. À l’image des punks en musique, qui ont cassé la pop de l’époque, tombée dans la « confiture ». C’est ainsi que nous sommes allés dans les Catacombes – ce que nous analysons après coup comme retourner dans le ventre de Paris – et que nous avons commencé à peindre dans la rue. Cela nous a procuré un incroyable sentiment de liberté, car il fallait aller rapidement à l’essentiel, réussir du premier jet quelque chose qui se voit, qui soit identifiable, qui ait de l’impact… C’est l’âme du graffiti ! Comme à l’époque les bombes aérosols n’étaient pas de bonne qualité, on peignait avec de la laque industrielle, qui tenait bien au soleil et à la pluie, mais qui dégoulinait. De là les traits marqués, les couleurs vives. Le style VLP est né ainsi.
6. Berlin, 1987, carton détouré, 191 x 197 cm.
Peindre dans la rue, est-ce aussi braver l’interdit ?
Quand on n’a pas d’atelier, on peint dans la rue, la plus belle des galeries, avec des cimaises extraordinaires. Il faut dire aussi que les portes des galeries traditionnelles ne nous étaient pas vraiment ouvertes. Quand nous avons rencontré Yvon Lambert dans sa galerie derrière Beaubourg, il nous a lancé : « Revenez nous voir quand vous vaudrez 80.000 euros ! ». Aujourd’hui, il affirme qu’il n’a jamais prononcé ces mots, mais nous, on s’en souvient [rires]. Nous ne peignions pas dans un esprit vandale, même si nous n’avions pas d’autorisation. D’autant que nous avons toujours préféré les palissades. Notre idée n’était pas d’enlaidir la ville, mais de l’embellir, de se l’approprier, dans un esprit très « Mai 68 ». Notre palissade préférée du côté de l’église Saint-Merri était nettoyée par les agents de la ville d’abord tous les trois mois, puis tous les six mois, puis tous les ans… Le jour où nous avons vu quelqu’un prendre une photo pour la mairie de Paris, nous étions devenus des peintres. Quarante ans plus tard, la Municipalité nous a commandé une fresque.
8. Le Poête, 1987, technique libre sur toile, 200 x 200 cm.
Était-ce le début de la reconnaissance ?
Oui, même si cela n’a pas été rapide du côté des institutions. Nous avons davantage exposé dans les musées allemands – Leipzig, Munich, Trier, Koblenz, Berlin… – que français, nettement plus compliqués. Nous avons certes installé de grandes sculptures devant le musée d’Art moderne… mais sans autorisation ! Même si nous avions la reconnaissance d’artistes comme Peter Klasen, Arman ou Georges Mathieu, c’était plus compliqué du côté des directeurs de musée. Nous avons sans doute souffert de la mauvaise réputation du graffiti, vu comme un mouvement social et non pas comme un mouvement artistique. Tout au long de notre carrière, la commande publique nous a d’ailleurs un peu échappé [rires]. Par exemple, les FRAC ne nous ont jamais rien pris. Pourtant, à nos débuts dans les années 1980, la ville de Paris a acheté quelques-unes de nos œuvres… à des prix assez élevés pour des artistes émergeants ! On ne sait pas où sont les tableaux…, quelque part dans les collections de la ville, peut-être accrochés dans un bureau [rires]. En juin dernier, l’équipe de Beaubourg est venue à l’atelier pour acheter deux grands formats. Récemment, ils ont également acquis du Zloty ; prochainement, ce sera du Miss.Tic. Après avoir constaté que, depuis 40 ans, ils étaient passés à côté, ils se constituent enfin un fond d’Art Urbain !
En 1996, vous avez été à l’origine de ce qui aurait pu être un mouvement refondateur du graffiti parisien…
Une réaction à une période difficile suite à la guerre du Golfe en 1995. La situation économique était très difficile pour les artistes urbains, beaucoup ont dû arrêter. Même les artistes contemporains reconnus ont souffert. Nous voulions continuer, « tenir la maison ». Avec Paella Chimicos, Daniel Baugeste et Miss.Tic, nous avons créé le groupe Étant donné, pour expérimenter ensemble… Par exemple, chacun peignait une toile dans le même format, autour d’un thème choisi en commun. Puis nous réunissions nos travaux en une grande œuvre collective. Pas vraiment un cadavre exquis, mais dans le même esprit. Nous avons exposé à l’Espace Ricard, trouvé une galerie… Cela a duré 4 ou 5 ans, puis chacun est reparti de son côté. Pour que cela devienne un mouvement artistique, il manquait sans doute des figures intellectuelles, comme Sartre ou Camus, qui auraient impulsé des idées…
Qu’allez-vous présenter sur Fluctuart ?
Le lieu n’étant pas immense, nous présenterons une « rétrospective sélective » [rires], des années 1980 à aujourd’hui, retraçant notamment les évolutions de notre travail, avec plusieurs périodes – notamment l’apparition de Zuman, notre personnage totem au début des années 2000. Quand nous avons commencé, malgré une vision à long terme, nous n’imaginions pas vivre une aventure de plus de 40 ans ! Ce n’est pas simple de durer ; beaucoup d’artistes ont d’ailleurs arrêté. Un de nos profs disait que la peinture était un métier de vieux. À 20 ans, on ne comprenait pas, mais il avait raison. Il faut tenir la route. Quelque part, nous sommes des moines guerriers [rires].
À voir
« Before-After »
Du 15 janvier au 9 mars 2025
Du mercredi au dimanche de 12h à 00h
Fluctuart
2 port du Gros-Caillou 75007 Paris
fluctuart.fr
Instagram : @fluctuart
VLP : @vlpvivelapeinture