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Rencontre

L’esprit du graffiti new-yorkais inspire toujours T-Kid

À plus de 60 ans, Julius Cavero n’a rien perdu de l’énergie qui le conduit depuis bientôt cinq ans à saisir les bombes dès que l’occasion se présente, pour faire un wagon ou un mur.

Des rues du Bronx aux rames du métro, des collections mythiques aux murs du monde entier en passant par les livres, les documentaires et même une BD dont il est le héros, c’est peu de dire que le parcours de T-Kid est impressionnant. Il a croisé les pionniers de Big Apple, à commencer par celui qu’il vénère, Lee Quiñones des Fabulous 5, un crew mythique, et inspiré la fine fleur du graffiti français et allemand, sans jamais trahir sa vision d’un art qu’il défend autant qu’il incarne.

Comment es-tu venu au graffiti ?
Ma vie, c’était de la mer**. Mes parents étaient séparés, je vivais avec ma mère, mais elle cherchait un mari et les hommes l’utilisaient. Alors je suis allé vivre avec mon père… et j’ai compris pourquoi ma mère l’avait quitté. Il était obsessionnel, compulsif, alcoolique, dur… C’était mon père mais il avait beaucoup de démons. Il me frappait d’ailleurs. Peindre était un moyen de m’échapper et j’ai commencé dans les rues en 1973, à 13 ans, avec les gangs, The Bronx Enchanters puis les Renegades of Harlem. Et j’ai découvert que le graffiti me permettait de m’exprimer réellement. C’est toujours le cas aujourd’hui !

Comment es-tu devenu T-Kid ?
En 1977, je me suis fait tiré dessus et je me suis retrouvé en soins intensifs à l’ hôpital Jacobi. Quand il t’arrive quelque chose d’aussi traumatisant, tu commences à repenser à tes choix. A 16 ans, je n’avais pas encore commencé à vivre et j’ai failli y passer. Je me suis dit : « put* de gangs, put* de tout ». J’ai changé mon nom, je suis devenu T-Kid 170. On m’appelait Big T car j’étais grand et costaud, donc j’ai gardé le T, Kid car j’étais souvent le plus jeune dans les bandes, et 170 pour la rue où j’habitais. Quand je suis sorti de l’hôpital, la première chose que j’ai faite, c’est de taguer mon nouveau pseudo partout. Un mec m’a dit « C’est toi qui a écrit T-Kid partout ? Tu veux aller au One Tunnel [l’endroit où tous les graffeurs de New York se retrouvaient, NDLR] ? ». C’est comme ça que tout à commencé…

Tu as pourtant failli tout arrêter ?
En 1980, j’ai décidé de faire un break. Parce qu’il y avait beaucoup de violence. Mais après un an, le mouvement Hip-Hop, dont le graffiti fait partie, a touché les médias. Tout le monde en parlait et les galeries s’y sont intéressé. Quand j’ai vu que des personnes que je n’avais jamais croisé peignant sur les trains se présenter comme des graffeurs, j’étais désespéré ; pour moi, ce n’était pas la culture du graffiti. Mais je ne pense plus ainsi aujourd’hui, ces gars travaillent dur, même si on ne vient pas du même monde. Mais, à l’époque, j’étais un peu fou – bon, je le suis toujours aujourd’hui [rires] –, et j’ai commencé à avoir des problèmes avec Futura, Dondi, Crash… Ils ne m’aimaient pas beaucoup. J’étais un puriste, je pensais que le graffiti n’avait pas sa place dans les galeries, que ce mouvement culturel était en train de le voler.

Fais-tu une différence entre le graffiti et le Street Art ?
Le graffiti est naturel. Ce n’est pas une recherche esthétique. Le graffiti est comme la vie. Il a des jours avec et des jours sans. Parfois, c’est mauvais… mais c’est toujours vrai. Tu peux aimer ou pas, je m’en moque parce que je fais ça pour moi. Le graffiti est la forme la plus pure de l’art. Parce que qu’est-ce que l’art sinon l’expression de chacun, comment l’artiste voit son environnement, la société, le monde qui l’entoure. C’est ce que le graffiti est pour moi. Certains jours, je suis en colère, j’utilise des couleurs sombres, je peins des choses laides. Et lorsque je me sens heureux, j’utilise des couleurs brillantes, je peins mon personnage… Aujourd’hui, je considère les gars comme moi, Tracy 168, Riff 170, Park, Deck, Noc 167, Nick 707, comme les Van Gogh de cette époque. Quand nous serons morts, les collections du monde entier s’arracheront nos œuvres parce que nous avons créé quelque chose auquel personne n’avait jamais pensé avant. Nous sommes les premiers à avoir utilisé des bombes, les premiers à peindre des lettres…

Est-ce que cet état d’esprit est toujours présent dans les nouvelles générations ?
Non, non, non… Très peu. J’ai rencontré quelques gars qui sont des puristes du graffiti. Ils veulent faire des trains, des murs, de manière illégale, combattre la société… Il y a encore des graffeurs qui peignent des métros, malgré les risques ou les amendes, comme Skeme, mon frère ou le crew 1Up de Berlin, qui posent leur logo partout, sur des trains, des bâtiments, même sous l’eau ! C’est ça le véritable esprit du graffiti. Une rébellion contre l’état du monde. Les problèmes sont toujours là. Il y a toujours des riches qui contrôlent la planète, des pauvres qui font peur à la classe moyenne pour les pousser à continuer à travailler…, et les riches continuent à être riches. Le graffiti est contre l’establishment, le graffiti est inclusif, le graffiti est pour tout le monde. Beaucoup de street artistes ne pensent qu’à l’argent, à être dans les galeries, à dire ce qui est bien ou mal, ce que l’on peut faire ou non, pour vendre plus. F*** You !

Et toi, tu as gardé cet esprit sincère, alors que tu es en galerie, que tu es un artiste reconnu ?
Tu sais, je reviens juste d’Allemagne et j’ai peint un S-Bahn [l’équivalent du RER, NDLR]. Et j’ai 62 ans, 62 put*** d’années [rires]. Je ne me demande pas si c’est raisonnable ou non, j’y vais. Je vis dans l’instant, chaque jour à la fois. Je fais partie du système et je lutte toujours contre le système. Dans les années 80, j’ai travaillé pour la ville de New York, pour No More Train, un programme de réinsertion avec des jeunes arrêtés pour avoir fait des tags. Ensuite, la municipalité a réalisé que j’étais un grand artiste et ils m’ont demandé de peindre des murs, officiellement. Dans une interview, j’ai dit que je travaillais pour eux 24 heures par jour. Dans la journée je peignais leurs murs ; la nuit je peignais leurs trains [rires]. Si je m’étais fait prendre, je me serais fait virer. Mais la bureaucratie me pesait alors, quand j’ai eu 25 ans, j’ai démissionné.

Pour toi, n’y a-t-il pas de contradiction ?
J’ai toujours eu une double vie, comme Bruce Wayne et Batman. Quand ma copine de l’époque est tombé enceinte, j’ai voulu me ranger. Mais quand la vie te prend, tu arrêtes d’être créatif, tu perds l’enfant à l’intérieur de toi. J’ai réalisé que je ne pouvais pas être ce bon père de famille. Je ne pouvais pas avoir un boulot régulier, de 8 heures à 17 heures et rentrer à la maison. Ce n’était pas moi. Pour nourrir ma famille, j’ai fait un peu de tout, j’ai même été arrêté pour avoir vendu de la drogue. Et j’ai compris que le graffiti était la seule constante de ma vie, ce qui me gardait à l’écart des ennuis. Quand les choses allaient mal, je m’échappais pour peindre. Un jour, avec mon ex-femme, je suis sorti pour acheter des cigarettes… et je suis rentré le lendemain parce que j’étais resté avec mes potes à faire du graffiti. Tu peux dire qu’il y a des contradictions dans ma vie, mais moi, je suis toujours T-Kid.

As-tu une relation particulière avec l’Europe ?
Le livre d’Henry Chalfand m’a fait connaître en Europe. Je suis allé en 1994 à Berlin et j’ai rencontré des artistes géniaux, comme Phos4, Schacke, Eso… Je leur ai montré mon style et ils l’ont transformé en un mouvement complètement fou. Ils avaient la même énergie qu’à New York. J’ai beaucoup de respect pour eux. Ma relation avec Paris est plus ancienne. J’ai rencontré Bando au club le Roxy à Manhattan. Je l’ai emmené au Ghost Yard [un gigantesque entrepôt de maintenance du métro new-yorkais, NDLR] et nous avons fait plusieurs trains. Il m’a parlé de la France, de la manière dont ils peignaient le métro. L’idée a germé dans ma tête [rires]. J’ai croisé Mode2 en 1986, qui était encore un petit garçon. C’est un artiste brillant, il dessinait très bien mais ne faisait pas de lettrage. Le style de lettres de Mode2, c’est celui que je lui ai montré. Et il le dit toujours, c’est pourquoi j’ai beaucoup de respect pour lui. Pour toutes ces raisons, j’ai une connexion avec la France et l’Allemagne. Dans les années 2000, à New York, j’ai rencontré des graffeurs français comme Tilt, Kongo, Ceet Fouad… Je les ai emmené partout, je ne savais pas qu’ils allaient en faire un film [Trumac, de Paris à South-Bronx, NDLR]. Ils m’ont invité à Montpellier puis, en 2003, au festival Kosmopolite. C’était la première fois que je venais à Paris. Et je suis resté à Bagnolet, j’ai rencontré des artistes géniaux comme Lazoo, Colorz… J’aime la France, j’aime Paris. Les gens sont différents, avec différents cultures, différents backgrounds, mais l’énergie est la même. Le reste c’est de l’histoire.

À voir
« Tkid & Blade »

Espace Art et Liberté
3 place des Marseillais 94220 Charenton-le-Pont
Jusqu’au 19 octobre 2023