Menu
Dossier

Pourquoi les marques aiment-elles le street art ?

Séries limitées signées par des artistes urbains, fresques murales aux couleurs des grandes maisons de luxe, expositions sponsorisées… l’Art Urbain n’a jamais autant eu la cote. Mais s’agit-il d’un mariage d’amour ou de raison ?

Par Christian Charreyre

Les visiteurs du quartier de Shoreditch, la Mecque du Street Art de la capitale britannique, peuvent découvrir des œuvres de Mr Cent ou de Bansky mais aussi une fresque à la gloire du chausseur Christian Louboutin. Celle-ci a été réalisée par l’agence Global Street Art, qui s’est spécialisée dans la réalisation de telles campagnes de publicité peinte sur les murs. « Les plus grandes marques du monde utilisent des artistes graffeurs, qui sont essentiellement des vandales, et c’est incroyable », a déclaré Darren Cullen, fondateur du collectif d’artistes londonien Graffiti Kings à Londres, qui a notamment réalisé l’une des dix fresques commandées par Twitter à travers le Royaume-Uni pour promouvoir la Coupe du monde féminine. Darren Cullen, qui a commencé à peindre à l’âge de 10 ans, se souvient de ce qu’il considère comme l’âge d’or de la culture de rue en Grande-Bretagne mais constate qu’il n’a jamais été autant sollicité qu’aujourd’hui par les marques. Une tendance qu’explique David Speed, cofondateur du collectif Graffiti Life : « Personne ne prend une photo d’un panneau d’affichage. Mais quand il est peint à la main, les gens y prêtent attention, pas uniquement quant au produit final, mais aussi au processus de fabrication. C’est un spectacle. Et ce qui est beau, c’est que, comme les gens le prennent en photo, ils lui offrent une seconde vie en ligne ». L’engouement est le même dans le monde entier, à Mexico comme à Hong-Kong, à Los Angeles comme à Paris. Les grandes entreprises du luxe, du divertissement et de la grande consommation considèrent aujourd’hui que l’Art Urbain est un excellent relais pour leur image. Et les artistes n’y sont pas, du moins pas la majorité d’entre eux, opposés. Les maisons de luxe françaises ont ainsi été parmi les premières à s’intéresser à l’Art Urbain. Dès 2001, Marc Jacobs, le directeur artistique de Louis Vuitton de l’époque, demandait au graffeur Stephen Sprouse de décliner le logo de la maison de maroquinerie de luxe dans une version résolument Street Art. Baptisée Monogramme Graffiti, la série de sacs remporta immédiatement un grand succès et est d’ailleurs régulièrement rééditée depuis. Dix ans plus tard, c’est un autre fleuron national qui enfonce le clou : Hermès demande à Kongo de réaliser Graff, une série de carrés en soie très colorés. Suivront les grandes marques de la chaussure (Weston avec Jisbar), de l’alcool (les flacons de cognac Hennessy signé par JonOne, Vhils et Felipe Pantone), l’horlogerie (TAG Heuer avec Alec Monopoly ou Richard Mille avec Kongo).

Une coopération gagnant-gagnant

Si les entreprises font appel aux artistes urbains, c’est naturellement dans une démarche marketing. Ces campagnes leur permettent de toucher leurs clients d’une manière différente, originale et avec un certain style. Selon une étude de Bain & Co, les « millennials », nés entre la fin des années 1980 et les années 1990, représenteront 45% du marché mondial des produits de luxe personnels. Cette fameuse Génération Y sera la grande consommatrice de demain et, déjà, d’aujourd’hui. Ils ont grandi avec l’Art Urbain et les réseaux sociaux. Les street artistes, très présents sur Instagram et Snapshat, sont des relais puissants pour toucher les trentenaires et jeunes quadragénaires avec un fort pouvoir d’achat. Pour autant, il faut respecter certains codes. Les millenials sont en quête d’authenticité. Il faut donc qu’il y ait un véritable lien entre les œuvres d’art et les valeurs que la marque défend. JonOne est, avec Kaws (Dior, Nike, Vans, Marc Jacob, Comme des Garçons…), l’un des champions des collaborations tous azimuts. Il a signé des bouteilles de Perrier, des avions d’Air France, des polos Lacoste… Pour autant, pas question de dire oui à tout : « Je travaille avec des marques qui ont une relation spéciale avec des artistes. On m’a proposé une collaboration avec Coca-Cola. Je ne l’ai pas fait car il n’y avait pas d’intérêt. Je n’étais pas inspiré. Avec Hennessy, par exemple, j’ai accepté parce que la maison est réellement attachée aux artistes et à l’artisanat, une dimension qui n’existe pas vraiment aux États-Unis. Tout ce qui est fait avec les mains, avec une âme, m’attire. Et j’aime travailler avec les grandes maisons de luxe. La France fait rêver le monde entier grâce au luxe. Le luxe c’est quoi ? C’est donner de l’amour. Et mes toiles donnent de l’amour ! ». L’accord avec le projet est aussi un point important pour les artistes, comme l’explique Ben Eine, qui a réalisé dans l’est de Londres une fresque de 17.500 mètres carrés, son œuvre la plus impressionnante à ce jour en partenariat avec Zippo : « J’ai eu plusieurs briquets Zippo durant ma vie, donc j’étais vraiment ouvert à l’idée de travailler avec la marque. À travers ce partenariat, j’ai redécouvert Zippo d’un point de vue artistique. Et bien entendu, avoir la chance de réaliser la plus grande œuvre de Street Art au monde était incroyable ! ». L’œuvre a été vue plus de 11 millions de fois sur les réseaux sociaux.

Véritable engagement…

L’intérêt des marques pour le Street Art est donc naturellement inspiré par un intérêt bien compris. Mais l’engagement peut être plus ou moins sincère. Ainsi, le groupe Heineken a créé la fondation Desperados en 2018, doté d’un confortable budget annuel de 400.000 euros, afin de promouvoir et diffuser le travail des street artistes auprès du grand public. La suite logique d’un engagement de longue date dans le milieu de l’Art Urbain, comme le rappelle Pascal Sabrié, président du groupe Heineken et de la fondation Desperados : « Cette création n’est pas le fruit du hasard, loin s’en faut. Elle résulte d’une heureuse rencontre qui s’est produite il y a plus de 20 ans avec le collectif 9ème Concept. À une époque où cet art était encore loin des sphères muséales, commerciales et spéculatives que nous connaissons aujourd’hui, nous avions instinctivement parié sur la création urbaine contemporaine en nous associant au 9ème Concept. Que ce soit dans le cadre de commandes telles que les fameuses bouteilles collectors, d’opérations de mécénat ou encore le soutien de projets pour la promotion de l’Art Urbain et l’accompagnement des artistes, nous avons toujours pris beaucoup de plaisir à œuvrer aux côtés des fondateurs du 9ème Concept et de la communauté artistique, sans jamais intervenir dans leurs choix créatifs. Si nous nous réjouissons que ce courant suscite autant d’intérêt aujourd’hui, la pérennité du mouvement reste extrêmement fragile. Malgré la démultiplication des moyens de communication et le bourgeonnement créatif actuellement à l’œuvre, il reste difficile pour cette génération d’artistes d’émerger et de vivre de sa passion. Notre ambition est de donner à l’Art Urbain les moyens de s’exprimer plus encore et de partager cette émotion avec un public toujours plus large ». Une position partagée par Stéphane Carricondo, Directeur Artistique de la Fondation Desperados et cofondateur en 1990 du collectif 9eme Concept avec Jerk 45 et Ned : « La Fondation est une réelle opportunité de promouvoir l’Art Urbain à travers des projets singuliers et collectifs, et d’aider les artistes à dépasser toutes sortes de clivages sociaux et artistiques. Il n’existe pas une forme unique d’Art Urbain ; au contraire, le domaine est pluridisciplinaire et en constante évolution, et c’est ce qui fait toute sa richesse. Nous avons un rôle à jouer pour ouvrir les esprits, donner une liberté de ton et de pensée. Nous cherchons à lutter contre les préjugés autour de l’accès à l’art en aidant les artistes à se réaliser. D’autant qu’avec leurs œuvres, ils permettent au public de s’ouvrir à l’Art Urbain, provoquent des discussions, créent du lien… En somme, ils rappellent que l’espace public appartient à tous, et ça c’est fantastique ! ». Cette mission se traduit par la création d’expositions monographiques ou thématiques, d’actions éphémères, la production d’œuvres in situ, l’organisation de rencontres entre les artistes et le public, mais aussi par le soutien à la création et l’accompagnement des artistes émergents par l’acquisition d’œuvres pour enrichir la collection de la Fondation ou la mise en place de résidences pour donner aux artistes le temps et les moyens de créer et d’évoluer dans les meilleures conditions.

Des approches différentes

Toutes les marques n’ont pas la même volonté de travailler avec des artistes. Le styliste Michael Kors a lancé l’année dernière une collection baptisée Grafitti, inspirée du Street Art des années 80. « J’ai créé ma compagnie en 1981, à une époque où les quartiers chics résidentiels et le centre-ville entraient en collision. Des filles des beaux quartiers faisaient la fête au Mudd Club et au Club 57. Des artistes comme Fab 5 Freddy et Jean-Michel Basquiat exposaient au MoMa PS1, mais vous pouviez tout aussi bien trouver leur signature sur un immeuble du Lower East Side ou dans les wagons du métro. Aujourd’hui, ce mélange de luxe et de casual urbain est devenu commun », explique le créateur. Si la collection capsule de huit pièces (vêtements, accessoires et chaussures) en noir et blanc arbore un logo dédié dans le plus pur style graff’, également utilisé pour la décoration événementielle de la boutique de New York lors du lancement, celui-ci n’a pas été réalisé par un artiste mais par le studio de création de la maison de mode. Leonard McGurr s’est fait connaître au début des années 1980 en graffant, sous le pseudo de Futura 2000, les trains de la ligne n°5 du métro New-yorkais dans un style impressionniste. Après avoir raccourci son nom d’artiste en Futura, il a développé pendant 40 ans une carrière artistique diversifiée, explorant différentes techniques et supports, mais aussi la photo, la sculpture ou le design.
Il a travaillé pour la RATP et fait partie de l’écurie Hennessy en 2012, déclarant à l’époque : « J’ai admiré les précédentes collaborations de la marque Hennessy avec d’autres artistes. Quand ils m’ont proposé de réaliser une œuvre pour eux, j’ai été surpris et flatté. Les possibilités sont immenses. J’ai eu envie de créer quelque chose d’unique où mon univers s’intègre ». Mais il est allé encore plus loin en lançant sa propre marque de prêt-à-porter (streetwear et sneakers), Futura Labs. Après une interruption de 8 ans, l’artiste de 63 ans vient de relancer cette activité à Singapour, à l’occasion d’une grande exposition qui lui a été consacré. Andy Wharol ne déclarait-il pas : « L’art du business est la prochaine étape après l’art. J’ai commencé comme artiste commercial. Je finirai comme artiste homme d’affaires ». L’important, c’est d’être – et de rester – toujours un artiste !

 

[button color= »black » size= »normal » alignment= »none » rel= »follow » openin= »samewindow » url= »https://phoenix-publications.com/produit/urban-arts-magazine-4/ »]Acheter[/button]