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Rencontre

L’ensorcelante précision de James Bullough

Avec ses personnages en « apesanteur » que l’on découvre sur les murs du monde entier ou sur toiles, James Bullough nous entraîne dans un univers où l’onirisme et le réalisme se mêlent.

Étonnant parcours que celui de cet américain tombé amoureux de Berlin. Professeur d’art, il n’a commencé à peindre qu’après de nombreuses années à convaincre ses élèves de se lancer. Adolescent fan de hip-hop et de graffiti, il n’a en effet pris une bombe pour la première fois qu’à la trentaine. Depuis, l’artiste urbain a développé une impressionnante technique de peinture à l’huile qui n’a rien à envier à celle des grands maîtres…

Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à l’art ?

Je dessinais beaucoup quand j’étais enfant. Adolescent, j’ai découvert le hip-hop et le graffiti qui sont devenus mon principal centre d’intérêt artistique. Je ne suis jamais allé peindre dans la rue, mais j’avais beaucoup de carnets de croquis remplis de graffitis de styles différents et j’étais obsédé par la musique hip-hop. À cette époque, j’étais également un nageur de compétition très sérieux, ce qui me prenait la plupart de mon temps. À l’université, mon amour de l’art est revenu et j’ai décidé d’étudier pour devenir professeur. Mon diplôme en poche, j’ai passé près de dix ans à enseigner l’art à des adolescents, mais sans vraiment créer moi-même. À la fin de la vingtaine, j’ai commencé à peindre pendant mon temps libre pour, finalement, quitté l’enseignement en 2010 pour m’installer à Berlin et me consacrer à plein temps à l’art.

Comment avez-vous pris cette décision ?

Une partie de mon travail en tant que professeur consistait à inspirer et à motiver les enfants à aimer l’art et à l’envisager comme une carrière. Je pense que je me suis convaincu moi-même [rire]. Cela faisait un certain temps que je suivais des blogs artistiques différents, que je collectionnais les figurines artistiques et le magazine Juxtapoz. J’ai commencé à peindre tous les soirs dans ma cave, après le travail. Mes peintures étaient alors abstraites et franchement pas très bonnes, puis j’ai découvert l’huile, appris quelques techniques de peinture réaliste et tout a changé. J’ai immédiatement senti que j’aimais vraiment peindre. Mais ce n’est que quelques années plus tard que j’ai quitté mon emploi pour consacrer tout mon temps et toute mon énergie à devenir un artiste à plein temps.

Pourquoi avez-vous déménagé à Berlin ?

La première fois que j’ai quitté les États-Unis, c’était en 1989 pour une rencontre internationale de natation à Berlin, où j’ai obtenu une médaille de bronze [rire]. J’avais 12 ans et j’étais déjà obsédé par les graffitis mais lorsque j’ai vu le mur de Berlin recouvert de peintures à la bombe, cela a déclenché en moi une étincelle qui ne s’est jamais éteinte. Ironiquement, ce n’est que 30 jours plus tard que le mur est tombé de manière inattendue. Une douzaine d’années plus tard, alors que je vivais en Australie, je suis tombé amoureux d’une Berlinoise. Au cours des cinq années suivantes, j’ai visité la ville (et la fille) au moins une fois par an et je suis tombé absolument amoureux des deux. J’ai épousé la jeune allemande. Pendant les cinq années suivantes, nous avons vécu ensemble en Amérique, mais nous nous rendions souvent à Berlin. Durant cette période, je me suis de plus en plus intéressé au Street Art et à la
peinture, tout en ressentant le besoin d’un changement dans ma vie. Berlin est depuis longtemps l’un des centres culturels du graffiti et du Street Art en Europe et dans le monde. En 2010, j’ai donc quitté mon emploi pour me consacrer à une carrière d’artiste. Et quelle autre ville que Berlin pour y parvenir?

Il est difficile de croire que vous n’avez pas eu de véritable formation artistique. Comment avez-vous acquis votre maîtrise technique ?

Je suis loin d’être un maître de la peinture, mais j’ai développé quelques astuces et techniques qui fonctionnent pour moi et je suis assez satisfait de ma capacité à peindre les choses comme je le souhaite. J’ai suivi un cours de peinture et un cours de dessin à l’université, mais cela ne m’a pas vraiment appris grand-chose. Des années plus tard, alors que j’enseignais déjà, j’ai entendu parler d’un artiste qui avait un studio près de chez moi où les gens pouvaient aller travailler sur leurs propres peintures et bénéficier de ses conseils pour devenir meilleur. C’est là que j’ai appris les bases de la peinture à l’huile. Il n’y avait pas de formation formelle dans cet atelier, mais la chose la plus importante que j’ai découverte, c’est que la peinture prend du temps. Si on ne se précipite pas, on peut créer des choses assez étonnantes. Je pense que mon plus grand talent en tant que peintre est ma patience et mon attention aux détails.

Vous avez « redécouvert » le graffiti tardivement. D’où vous est venu ce nouvel intérêt ?

Si j’ai découvert et aimé le graffiti à l’adolescence – j’avais l’habitude de dessiner des graffitis dans mes carnets de croquis tous les jours –, ce n’est en effet qu’à 30 ans que j’ai pris une bombe aérosol pour la première fois, simplement parce que cela m’était impossible auparavant. Adolescent, personne ne graffait dans mon entourage et je n’avais pas accès aux bombes de peinture dans ma petite ville. À 30 ans, en déménageant à Berlin, pour a première fois j’ai rencontré beaucoup de personnes qui peignaient dans les rues et dans des bâtiments abandonnés. J’avais 15 années de croquis et de connaissances sur les graffitis accumulés en moi, alors quand cette opportunité de commencer à peindre dans la rue s’est présentée, j’ai foncé. Malheureusement, je me suis vite rendu compte que j’étais bien meilleur pour les personnages réalistes que pour le lettrage ; j’ai donc concentré mon énergie sur le figuratif. Je continue à peindre des graffitis quelquefois, juste pour le plaisir, et j’espère que je continuerai toujours à le faire.

Comment les portraits, notamment de femmes, sont-ils devenus votre sujet principal ?

Je ne sais pas vraiment pourquoi j’ai commencé à peindre des femmes… Évidemment, en tant que jeune homme de 25 ans, j’avais un intérêt particulier pour ce sujet donc je suppose que c’est une des raisons. Assez tôt après avoir commencé à peindre des personnes, je les ai imaginées en train de flotter ou de tomber. J’ai alors compris ce que e voulais peindre. Je ne sais même pas ce qui me plaisait mais cela me permettait de réaliser des portraits tout en les rendant intéressants, uniques et légèrement abstraits. Je me suis rendu compte que les femmes qui flottent avec leur cheveux longs partant dans tous les sens sont vraiment « spéciales ». Depuis, c’est que je préfère peindre, mais depuis un an environ, j’essaie d’intégrer davantage d’hommes dans mes peintures.

Pourquoi vos sujets sont-ils le plus souvent en mouvement ?

J’aime que mes peintures aient un côté mystérieux, comme si quelque chose s’était produit un instant avant que le tableau ne soit peint et que le sujet se soit retrouvé dans cette étrange position. Peut-être s’agit-il d’une explosion, de quelque chose de surnaturel, ou qu’ils viennent d’entendre une nouvelle intense à laquelle ils réagissent ? Cela amène le spectateur à avoir lui-même une réaction. Certaines personnes sont perturbées par mes peintures, pensant que le personnage représenté est en détresse, que quelque chose de grave est en train de se produire. À l’inverse, d’autres se sentent « énergisées », comme si elles se nourrissaient de l’énergie du personnage qui danse dans le tableau. J’aime aussi beaucoup peindre les tissus et les cheveux flottants que crée un modèle en mouvement. Dans la plupart de mes œuvres, le visage est entièrement ou partiellement caché. Cela ajoute au mystère du tableau et enlève l’identité du modèle, ce qui est important pour moi.

Travaillez-vous à partir de photographies ou de modèles vivants ?

Je prends des photographies de modèles vivants et je passe ensuite des heures, parfois des jours voire des semaines, à manipuler et à combiner les photos dans mon ordinateur pour créer l’image que je souhaite peindre. Il est très rare que je reproduise sur la toile une photo telle que je l’ai prise. Mes peintures sont souvent construites à partir de plusieurs modèles et de plusieurs prises de vue. Dans mon ordinateur, j’ai des milliers de photos et des centaines d’esquisses avec lesquelles je cherche à créer l’image parfaite. Quand je l’ai obtenue, je pose mon iPad à côté de ma toile et je commence à peindre.

Comment choisissez-vous vos modèles ?

Je cherche surtout des danseurs, des personnes qui bougent de manière intéressante. Je suis toujours à la recherche de sujets et chaque fois que je me rends dans une nouvelle ville pour peindre une fresque, j’essaie de trouver un ou deux modèles. Je suis allé deux fois à Las Vegas ces dernières années et j’ai pu travailler avec plusieurs artistes du Cirque du Soleil, ce qui était très excitant et m’a permis de
prendre des photos particulièrement intéressantes. Je collabore aussi avec d’autres photographes et travaille à partir d’images de modèles que je n’ai jamais rencontrés.

Vous avez la réputation de passer beaucoup de temps sur chaque œuvre. En quoi est-ce nécessaire ?

Je ne savais pas que j’avais cette réputation, mais c’est très vrai [rire]. Entre l’organisation des séances photos et le travail sur ordinateur à créer l’image parfaite, la préparation est déjà très longue, avant même de prendre un pinceau. Ensuite, je peins chaque toile au moins deux fois. Je réalise une première
peinture complète, que beaucoup d’artistes considèreraient comme finie, puis je peins une seconde fois le tableau. Pour certaines parties, je peux peindre trois ou quatre couches, chacune apportant davantage de détails, de profondeur, de couleurs et de dynamisme. Une technique courante à l’huile, mais qui prend en effet beaucoup de temps.

Quelles sont les différences entre votre travail en studio et dans la rue ?

Mon travail en studio prend beaucoup plus de temps : près d’un mois pour une toile de 1 x 1 mètre ; une semaine pour un immeuble de 5 étages. C’est une question de matériaux, de détails, mais aussi la façon dont le spectateur découvre l’œuvre. Dans la rue, elle se regarde de loin, les détails peuvent donc être un peu moins précis. En revanche, les peintures d’atelier étant exposées en galeries, elles se regardent à quelques centimètres, le niveau de détails doit donc être beaucoup plus élevé. En outre, les œuvres que je réalise dans la rue pour le public ont généralement un aspect plus positif. Je veux que mes peintures de rue fassent du bien aux gens, qu’ils soient heureux qu’elles soient là. Mon travail en studio peut être un peu moins accessible. Je peux montrer plus de détresse, donner une connotation plus sexuelle, m’accorder plus de liberté et oser faire des peintures plus complexes et plus difficiles.

L’un est-il plus important que l’autre ?

J’éprouve une plus grande satisfaction personnelle à terminer une peinture d’atelier, mais il est beaucoup plus amusant de peindre un mur. La peinture murale ressemble davantage à un sport. C’est très social et cela m’oblige à utiliser tout mon corps, à faire fonctionner de grosses machines, à me suspendre aux immeubles et à voyager dans le monde entier. La peinture en studio, en revanche, est très solitaire. Des semaines s’écoulent sans que personne voit mon travail et ne me donne son avis, à l’exception de mon assistant. Je passe des heures pendant des semaines assis à la même place pour travailler sur la même toile. Mais lorsque j’ai terminé, que je peux prendre du recul et être fier de ce que j’ai fait… il n’y a a pas de sentiment plus fort ! C’est pourquoi il m’est parfois difficile de vendre mes œuvres. J’ai besoin de cet équilibre entre la rue et le studio, c’est très important que les deux fassent partie de ma vie. Je ne pense pas pouvoir me limiter à l’un ou à l’autre. Lorsque je réalise une fresque, j’ai hâte de revenir au studio ; quand je suis au studio, je suis impatient de retourner peindre dans la rue.

Les fresques monumentales représentent-elles un plus grand défi technique ?

Sans aucun doute. Elles nécessitent des mois de planification et organisation avant de commencer à peindre. Il y a toujours des défis inattendus avec les grands travaux muraux et l’expérience préalable reste alors la compétence la plus précieuse. Dès que vous avez peint votre premier grand mur, beaucoup pensent que vous pouvez le refaire et on vous en propose de plus en plus. Pendant plusieurs années, j’ai souvent peint de très grandes fresques, mais ces projets peuvent être dangereux et extrêmement épuisants. C’est pourquoi j’essaie aujourd’hui d’être plus sélectif.

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